By Michel Neumayer | Published | Aucun commentaire
PREMIÈRE PUBLICATION EN LIGNE : 5 juillet 2015
Andreea Capitanescu Benetti
FAPSE- Université de Genève
GREN
En tant que formatrice, je suis confrontée au quotidien à des jeunes qui désirent devenir enseignants (formation universitaire en alternance – entre temps d’observation et de pratique dans les classes et temps d’analyse de la pratique à l’université) avec leurs visions, leurs options du monde et représentations de ce que ça devrait être une école. Ce que je me demande souvent : qu’en pensent-ils d’une école qui forme tout le monde, qui est ouverte à la pluralité et qui respecte l’enfant dans son développement et son intégrité ? Une école qui forme et une école qui ne détruit pas les élèves dès les plus petits degrés.
Comment leur faire prendre conscience que l’école, la forme scolaire est une construction sociale, à ne pas prendre comme acquise mais comme une forme à toujours garder dans la dynamique de nos réflexions de professionnels et à la recherche des meilleures formes de travail scolaire et pédagogique pour faire réussir le plus grand nombre – car telle est notre grande ambition !
La grande majorité de mes étudiants sont des très bons élèves qui se sont frayés un bon chemin pour arriver à l’université ; ils ont toujours connu les notes, le système de classement, la différence entre les bons et les moins bons, entre ceux qui restent dans les filières les plus prestigieuses et ceux qu’il faut exclure, même depuis l’école obligatoire et les plus petits degrés. Ils ont incorporé les habits des élèves qui réussissent, qui ont la bonne posture face à l’école, qui travaillent, apprennent facilement et comprennent même lorsque les savoirs scolaires leur paraissent n’avoir aucun sens pour eux. Comment les former pour enseigner à des élèves qui ne sont pas prêts à apprendre, qui n’ont pas les bonnes attitudes, postures, compréhensions des codes face à l’école pour bien réussir et cela pour toutes sortes de raisons !
La liste de lectures obligatoires et facultatives de mes étudiants est pleine de richesses, d’analyses scientifiques intéressantes et froides de l’école, de la classe, sur ce que cette dernière peut fabriquer en termes de réussites, d’échecs ou encore d’exclusions ; mais aussi des lectures de promesses sur ce que l’école devrait vraiment être. Des lectures sur la réalité et des lectures programmatiques et utopiques selon les dires des étudiants. Mais en formation, nous sommes à la fois collés dans les pratiques, dans l’activité enseignante mais aussi dans la projection de la profession : « où nous en sommes actuellement (réalisme) et nous souhaitons aller en tant que professionnels de l’enseignement (idéalisme) ! »
Parmi de nombreux livres, je peux leur donner à lire « l’École : la grande transformation ? Les clefs de la réussite. Ouvrage de François Muller et Romuald Normand ? (ESF, 2013). Ouvrage important car les auteurs, affirmant qu’une transformation de l’école est possible, font l’exercice d’un joli travail de synthèse de nombreuses recherches mondiales. Des recherches qui mettent en évidence des démarches concrètes pour faire vivre une école plus démocratique, qui donne plus de place à l’élève, et permet sa réussite. Les auteurs ont aussi synthétisé tous les effets de l’usage des évaluations sur les enseignants et sur les élèves. Montrant comment la standardisation, la course à la bonne note par établissement peuvent entraîner des effets particulièrement pervers : teaching for the test, travail pour le court terme et non pas développement des compétences solides chez les enfants, etc… Dans cet ouvrage, de nombreuses expériences scolaires et démarches montrent comment « déchiffrer l’humain », comment évaluer les élèves et les professionnels au travail, par le sens du travail qui doit être mis au service de la connaissance et au service de l’être humain.
Le rôle de l’auto-évaluation, ou l’évaluation entre pairs, ou encore l’analyse de l’erreur par et entre élèves sont autant de pistes pour améliorer les apprentissages scolaires. L’enseignant n’est alors plus le seul juge, mais un accompagnateur, construisant avec les élèves les critères de jugement de ce que l’élève doit faire, comprendre, apprendre, etc…Les élèves dans une telle classe deviennent autant de responsables du travail de chacun et, du coup, l’échelle de classement est ébranlée, tout le monde dans la classe est en co-responsabilité des critères de notation. Les élèves doivent inventer leurs propres critères. On discute ainsi des critères, des savoirs et des connaissances qui sont en jeu. Pour les enseignants, il s’agit de trouver cette voie qui met au centre l’auto-évaluation collective des professionnels envers leur travail, une recherche de développement professionnel des enseignants continu, à partir de leurs erreurs, de leurs conflit, de leurs doutes et espoirs partagés.
Mais si je donne à lire ce genre de livre aux étudiants, ils peuvent me dire très facilement : « cela est bien intéressant mais dans un autre pays, ce n’est pas chez nous ça ! Nous, on ne peut pas faire des choses comme ça ! ».
Et donc pour mon travail de formatrice, l’obstacle reste de taille : comment faire comprendre à mes jeunes enseignants en formation que d’autres manières de penser et organiser le travail scolaire peuvent exister même si les lieux de leurs stages ne leur offrent pas cela au quotidien ? Comment les mettre dans le mouvement de pensée que l’école et ses professionnels peuvent se donner le pouvoir de mieux s’organiser pour la réussite des élèves, même dans des contextes de travail de plus en plus normés ? Comment conjuguer ensemble, au sein de la formation, le réalisme – soit ce que les étudiants semblent observer sur le terrain scolaire tel qu’il est avec ses exigences et contraintes et l’idéalisme – ce qu’ils pourraient envisager d’imaginer et d’entreprendre pour que les élèves apprennent mieux et plus ?
Pour l’évaluation des élèves : Le chiffre fait foi ! Le chiffre démontre le sérieux ! Le chiffre est fiable ! Gouverner l’école par les chiffres, disent certains. Je fais lire aux étudiants les recherches en éducation qui montrent les limites et montrent également les usages problématiques des résultats des élèves. Celles qui analysent comment on évalue les élèves, comment les hiérarchies d’excellences sont construites et à partir de quels critères, ce que cela fait aussi aux élèves, subjectivement, dans leur expérience scolaire.
Par le biais des stages dans les écoles, les étudiants discutent aussi des réalités scolaires avec leurs formateurs de terrain qui les supervisent. De nos jours, l’évaluation chiffrée est le lot du quotidien de l’enseignant. Par exemple, en 8P (11-12 ans, scolarité obligatoire), à Genève, les enseignants doivent faire passer aux élèves une cinquantaine d’évaluations le long d’une année scolaire, toutes disciplines confondues. Tenant compte des calculs des moyennes et dans le but de donner aux enfants plus de chances pour réussir, les enseignants ajoutent des évaluations supplémentaires « formatives » mais qu’ils peuvent transformer en certificatives afin que les élèves soient remontés dans leurs moyennes générales. A ces évaluations internes, il ne fait pas oublier également les évaluations externes cantonales et standardisées. Une véritable industrie de notes !
Les étudiants et moi-même problématisons ensemble cette situation : Qu’est-ce que l’évaluation fait à l’élève ? Et que fait-elle à l’enseignant ? Que reste-t-il du temps réel de l’apprendre ? Si la plupart du temps alloué à l’apprendre et l’organisation du travail scolaire sont pilotés par les attentes de l’évaluation, que peut-on mettre sur pied comme situations d’enseignement riches, comme démarches de formation dans la classe pour que les élèves apprennent et construisent des compétences ?
Ce dilemme me rappelle fortement des discussions serrées et houleuses d’il y a vingt ans déjà, des controverses qu’il y avait entre les enseignants d’une école de Genève et les parents fervents d’une évaluation chiffrée et serrée. Il s’agissait d’une école qui pratiquait des situations d’enseignement-apprentissages complexes et dont les enseignants défendaient une évaluation toutes les 6 semaines des objectifs qui étaient travaillés afin de rendre compte de ce que les élèves avaient vraiment appris. Il s’agissait de pouvoir constater si les élèves mobilisaient ou pas les connaissances dans des situations complexes et non de les placer dans la preuve à donner de savoir appliquer des connaissances dans des exercices « simples » pour ne pas dire « à trous ». Cette même école a élaboré – la première école dans le canton de Genève, car l’équipe avait une réflexion sur les enjeux de l’évaluation – une évaluation par portfolio, dans l’esprit du portfolio professionnel, dans lequel les élèves montrent ce qu’ils ont réalisé de plus beau et qui contribue à leur fierté d’élève. Un portfolio qui (dé)montrait pour chacun des élèves : « voilà ce que j’ai appris et comment je l’ai appris et mobilisé dans des situations complexes ! »
Ces enseignants-là, innovateurs à leur heure, défendant les savoirs, les démarches de formation riches, ont perdu. Des décisions politiques et institutionnelles ont été prises concernant l’évaluation des apprentissages des élèves : une évaluation régulière, notée, sélective est passée dans la loi. Ces enseignants ont perdu face à cette évaluation chiffrée et régulière bien qu’ils avaient des indications très précises sur les élèves face aux objectifs et au travail scolaire ! Ces décisions politiques rendant obligatoire une évaluation régulière, servant la sélection, n’empêchent pas que nombreux sont les enseignants qui se requestionnent aujourd’hui sur le trop plein d’évaluation. A qui profite-t-elle cette évaluation-là ?
Les enseignants ont-ils besoin de cette évaluation chiffrée ? Les enseignants observent quotidiennement les élèves au travail, ils observent leurs stratégies, leurs difficultés, les impasses par lesquelles ils passent et ils n’ont pas besoin de chiffres pour noter où ils en sont dans le cheminement long –difficile – parfois ingrat mais aussi parfois délicieux et savoureux des savoirs scolaires. Les seules notes dont les enseignants auraient besoin, ce sont des notes de travail (des prises de notes) qu’ils pourraient avoir sur le travail de l’élève, sur le processus d’apprentissage, mais non pas sur une échelle comparative et chiffrée. Des notes de travail pour complexifier le jugement professionnel d’un élève au travail et aux prises avec l’apprentissage.
Et ce qui inquiète aussi les professionnels, c’est l’évaluation de plus en plus tôt dans la scolarité, de plus en plus précoce pour les plus petits – ces enfants de 4 ans (début de la scolarité obligatoire en Suisse) que les étudiants en formation décrivent ainsi : « il est rêveur ! », « il aime jouer ! » , « il n’est pas entré dans son métier d’élève ! », « il n’est pas autonome ! », « il ne sait pas se prendre en charge ! » ou encore « il est très égocentrique car il ne pense qu’à ses petites affaires ! ». C’est là que se situe mon travail de formatrice : apaiser les jugements trop hâtifs et précoces pour faire sa place à l’analyse et à la formation d’un jugement professionnel prenant en compte le développement de l’enfant et mettre celui-ci face aux demandes de plus en plus fortes de l’institution scolaire.
D’autre part, les programmes scolaires sont exigeants, et leur niveau de taxonomie est plus grande que jamais : on demande les compétences des élèves à l’œuvre ! On leur demande plus que de remplir des « fiches à trous ». On leur demande de réfléchir, d’analyser, de classer, d’ordonner, de catégoriser, de construire des modèles complexes de pensée, de se poser des bonnes questions, même des questions sur les questions à se poser ! Exigeant ! Très ! Donc, les programmes demandent que les élèves mobilisent les connaissances apprises dans des situations complexes qui regroupent plus d’une connaissance ! Les programmes sont généreux mais dans les directives internes, le travail enseignant est minutieusement quadrillé par des moyens d’enseignement, par des propositions de planification institutionnelles de plus en plus serrées et alors les démarches de formation des élèves se résument souvent – malgré la bonne volonté et les rêves pédagogiques des professionnels – à des activités papier-crayon dans lesquelles les savoirs sont découpés et coupés de leurs usages, ou encore usages sociaux. L’évaluation demandée n’est pas pour rien dans ces pratiques.
Les étudiants en formation observent leurs futurs pairs plus âgés, leur formateurs de terrain aux prises avec ces injonctions contradictoires, aux prises avec leurs idéaux, aux prises avec le développement réel de l’enfant, aux prises avec les rythmes aléatoires de l’apprentissage et tout cela, pour eux, à ce moment des débuts dans la carrière leur semble difficile à tenir !
Car pour transformer le métier, il faut tout d’abord le connaître.
Le vieux leitmotif des ergonomes est le suivant : comprendre le travail pour le transformer ! Et les étudiants en formation d’enseignant ne doivent-ils pas d’abord apprendre à comprendre le travail de l’enseignant, ses caractéristiques, ses ouvertures, ses impasses, sa part visible et invisible, sa part avouable et la moins avouable, travail au milieu de toutes les injonctions, de tous les prescrits, de tous les idéaux et des idéalismes et projections que chacun veut et/ou peut mettre sur l’école.
Avec les étudiants en formation – c’est dans cet espace-là « entre le réalisme, le travail prescrit par l’institution scolaire, l’objectivisme des apports de la recherche en éducation et en sciences humaines et sociales et l’idéalisme » que j’aimerais me retrouver pour construire ensemble une compréhension du métier d’enseignant. Avec les pieds sur la terre, dans une institution scolaire à un moment donné de son histoire, en étudiant au plus près les recherches sur cet exercice impossible de l’enseignement et la tête dans les étoiles, en aspirant à une école qui fait apprendre plus et mieux… Tenir cette compréhension du travail au cœur de la problématisation du métier d’enseignant : entre réalisme, objectivisme et idéalisme. Problématiser et cela pour créer le métier dans la controverse du métier comme le dit Yves Clot.
Yves Clot, S’attaquer au métier, c’est engager la controverse : Le texte.http://www.cafepedagogique.net/lesd…