« Cartes blanches » : dire la recherche

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L’invention dans les années 1970 de la démarche d’auto-socio-construction, et son élection dans les années 80 comme outil emblématique de formation, n’a pas mis un point final à l’esprit de recherche de l’Education Nouvelle

Parole savante, parole sachante

Au début, il y avait les panels. Lieu quotidien de formulation des questions jaillies de l’expérience de la journée de stage, on y confrontait la parole, d’une part des participants qui, bousculés par la surprise, avaient eu un temps d’élaboration collective des questionnements soulevés, de leurs jubilations, de leurs colères, de leurs premières réactions, d’autre part des animateurs de la journée, en principe porteurs des enjeux de leurs animations, et eux-mêmes bien normalement déstabilisés par leur réalisation du jour.

Beaucoup y ont vécu d’intenses moments de révélation des obstacles idéologiques dont ils allaient pouvoir se défaire. Sur un plan personnel et pratique, du point de vue de la formation, c’était un lieu fort de désaliénation personnelle et de formulation des pistes de recherche théorico-pratiques dont la démarche représentait l’ambition. Un lieu trop fort, sans doute. Les questions d’éducation n’y étaient pas discutées de manière abstraite, mais d’une façon qui impliquait les sujets et leur rapport intime avec l’autorité, le pouvoir, la violence symbolique de la langue. Les questions théoriques s’y présentaient comme des urgences sociales et politiques intimes qui pouvaient effrayer les bonnes volontés militantes venues gentiment se ressourcer. La pratique du panel a soulevé des protestations telles qu’elle a simplement disparu, laissant vacant l’espace collectif de l’élaboration du sens.

Petit à petit, la parole savante est revenue en force dans les stages, congrès et Universités d’été du GFEN. Elle est venue combler notre manque de travail collectif sur nos théories. Le Mouvement a confié à quelques représentants autorisés des Sciences officielles de l’Éducation le rôle explicatif pouvant justifier ses pratiques, au détriment du développement interne des savoirs théorico-pratiques du Mouvement, de leur pertinence sociale et de leur impact politique.

Les sentiments de culpabilité qui ont fait obstacle à une révision critique des pratiques de panel et conduit à l’abandon pur et simple de notre responsabilité scientifique ne sont peut-être pas sans lien avec le fait que nous étions là en train d’attenter au sacré du fondement de nos institutions politiques. La parole sachante du petit peuple des praticiens, mise en scène comme œuvre collective de tous, faisait irruption sur la Scène symbolique réservée à la parole savante des Professeurs.

 

La carte blanche ambitionne de contribuer à construire et à développer une nouvelle épistémologie.

La carte blanche ambitionne de contribuer à construire et à développer une nouvelle épistémologie. Elle tient à la fois du récit d’expérience singulière de vie, du témoignage d’itinéraire de pensée, et de l’essai de mise en relation avec les problématiques générales, intellectuelles et sociales, de l’époque. Elle s’inscrit dans les changements de paradigme de la pensée contemporaine que représentent et induisent des mouvements comme l’Appel des appels[1], ou le Parlement des Invisibles de Pierre Rosanvallon, mais aussi la complexité d’Edgar Morin, la pensée systémique d’Atlan, de Stengers, les théories de l’émergence, le pragmatisme de Peirce et Dewey, Foucault Deleuze, etc.

Les références sont multiples et les militants-chercheurs des mouvements d’Éducation nouvelle se nourrissent abondamment, chacun selon son histoire et son champ d’action, des pensées les plus créatrices dans tous les domaines des arts, des sciences, et de la philosophie. Certains ont même fait l’effort d’élaborer leur propre théorie dans un cadre universitaire en écrivant et soutenant une thèse, et nombre d’entre eux sont des auteurs publiés. Mais où sont les espaces de débat et de discussion de ces thèses ?

La scène théorique n’a pas à s’exempter du questionnement critique que l’Éducation Nouvelle porte en général sur les pratiques de transmission. La logique d’auto-socio-construction du savoir et de la personne est universelle et ne s’arrête pas au pied de l’estrade. Nous avons à concevoir des dispositifs de confrontation publique de paroles singulières nées de nos expériences pratiques. L’espace symbolique central (Peirce l’appelle la feuille d’assertion) d’une rencontre particulière doit accueillir et provoquer les questions et pistes théoriques pouvant contribuer à faire évoluer le discours commun en cours d’élaboration dans cette rencontre, et les effets pratiques à en attendre pour le Mouvement. La Carte blanche n’est pas le seul dispositif répondant à ce critère. Il est complémentaire des autres temps collectifs sur lesquels nous travaillons, Conférence Interrompue , Colloque collégial, Séminaire public, Controverse, et, pourquoi pas, un Panel revisité.

 

Parole et pensée : l’importance des dispositifs rhétoriques

Dans tous les cas, il s’agit de valoriser la parole et de lui donner de la force, en agissant sur les conditions pratiques de son énonciation et de sa réception. La parole, comme l’écriture, est un art, qui, comme André Gide l’affirme pour le théâtre, « a besoin de conventions de genre »[2] pour exister. Nos pédagogies de la création s’appuient depuis des décennies sur cette idée que « l’art naît de contrainte, vit de lutte, et meurt de liberté [3]». La parole ne se confond pas avec le discours qu’elle porte, elle n’est échange et nécessaire comme parole que si elle est vécue comme activité créatrice en situation. Une parole authentique n’est pas la simple oralisation d’un écrit, mais donne naissance à du discours constamment renouvelé par l’expérience même de son énonciation. Le lieu de la parole est le lieu du pouvoir. Il est important d’en avoir conscience et d’y installer la démocratie, c’est-à-dire, d’une part, la discussion et le débat, d’autre part une pédagogie spécifique, comme nous l’avons fait pour l’écriture et pour les autres domaines de l’art. C’est donc avec des artifices, c’est-à-dire des contraintes, que nous mettrons la parole en travail.

 

« Carte blanche » et contrainte créatrice

10 mn, est-ce bien sérieux ? La première est celle de la durée. Nous l’avons expérimentée avec succès lors des Rencontres de Mahdia (Tunisie), en 2012. 10 mn, est-ce bien sérieux ? Peut-on faire déplacer un orateur pour une prise de parole de 10 mn ?

Mon expérience universitaire, et mon expérience des Forums Sociaux, me permettent d’affirmer que c’est assez souvent la règle dans des lieux où l’on se rencontre pour partager des expériences, pour échanger des points de vue argumentés sur des questions communes. On peut se faire payer très cher, par l’organisation d’un Forum ou par un laboratoire de recherche, un déplacement international pour une intervention publique de 10 mn dans une table ronde, sachant bien évidemment que la participation réelle de l’intervenant ne se limite pas à ces 10 mn, mais que, d’une part, elle est précédée ou sera suivie d’une publication écrite, et que, d’autre part, c’est l’ensemble de la rencontre qui est modifiée par la présence d’une personne repérée par sa parole sur un lieu de débats.

Apprendre à développer une thèse en 3 mn, c’est le défi que semblent avoir relevé les jeunes chercheurs qui participaient au concours « Ma thèse en 180 secondes »organisé à la Sorbonne par le CNRS et la Conférence des Présidents d’Université[4]. Albert Jacquard a tenu sur France Culture une chronique scientifique « humaniste » quotidienne de 4 mn[5], dont il avait calculé que cette durée correspondait, si je me souviens bien, à un total de 4000 signes.

J’ai découvert au premier Forum Mondial de l’Education de Porto Alegre (2001) une pratique de Conférence qui consistait à interrompre la suite des prises de parole des intervenants de la tribune pour donner au public, d’abord un temps de pause/préparation, puis un temps de succession de quelques prises de parole au micro, de 3mn. C’était très loin de la pratique habituelle des « questions de la salle », dont l’absence de formalisme entretient le rapport de domination de la tribune sur la pensée du public ; en 3 mn les intervenants étaient encouragés à développer des points de vue originaux et des interpellations argumentées qui nourrissaient réellement la pensée.

 

L’idée de carte blanche a une histoire.

Qu’est-ce qu’une « carte blanche » ?

C’est un temps de parole libre, sans autre contrainte que la durée,10 mn, et le lieu/le moment, qui définissent le public : la salle de Conférence, l’assemblée générale des participants. Ce sont ces contraintes qui donnent à la carte blanche son sens dans nos rencontres. On ne peut pas faire en 10mn ce qu’on ferait en 20 ou en 30, ou en 3. Quant à l’espace où cette parole va s’inscrire, il est celui de la parole officielle de la Rencontre, haut lieu de responsabilité intellectuelle et morale, lieu du débat public et de l’élaboration d’une pensée collective publique. L’objectif est que la parole qui va s’énoncer là fasse lien avec les pratiques réelles, et contribue, à partir de l’expérience, à ré-élaborer de façon continue les hypothèses et la pensée critique du Mouvement.

L’idée de carte blanche est liée à une conception du Mouvement d’Éducation Nouvelle comme collectif de recherche en pédagogie du « Tous capables ». Le positionnement philosophique qui réunit ses membres induit, au quotidien, des pratiques qui ne sont pas seulement efficaces, mais critiques du fonctionnement des institutions établies. C’est ainsi que la démarche révèle des possibles, et produit de la connaissance et de nouveaux objets de savoir, et pas seulement sur les processus d’apprentissage, les conditions de la réussite de tous et du déblocage des situations d’échec, qui font d’elle un outil critique de réinvention et de réappropriation des théories de l’apprentissage. La démarche, née de la réflexion et des repères épistémologiques de ses inventeurs[6] (Wallon, Piaget, Bachelard, Brecht) produit, en se diversifiant sur des terrains et des domaines différents, des questionnements et des inventions nouvelles qui l’inscrivent, comme méthodologie de recherche, dans les débats de la science contemporaine, et construisent les conditions d’une nouvelle épistémologie. Mais ce n’est pas tout. La démarche est aussi une philosophie du langage, et une philosophie des sciences, et sa pratique produit du savoir dans les sciences particulières qu’elle a pour objet d’enseigner. La démarche interpelle tous les cadres théoriques auxquels se réfère, souvent implicitement, le savoir scolaire. La carte blanche peut contribuer à en construire la conscience à l’intérieur du Mouvement, et à nous former comme porteurs d’interpellations théoriques plus seulement sur le terrain de l’École, mais sur le terrain de l’Université et sur celui de la Recherche.

 

Joëlle Cordesse

(Cet article est paru dans Nouages N°2, une publication du réseau « Le-Lien-en-France)

 

Notes

  • [1] Nous, professionnels du soin, du travail social, de la justice, de l’éducation, de la recherche, de l’information, de la culture et de tous les secteurs dédiés au bien public, avons décidé de nous constituer en collectif national pour résister à la destruction volontaire et systématique de tout ce qui tisse le lien social… nous affirmons la nécessité de nous réapproprier une liberté de parole et de pensée bafouée par une société du mépris. (site de l’Appel des Appels).
  • [2] André Gide, Nouveaux prétextes, « l’évolution du théâtre », 1911
  • [3] Ibid.
  • [4] Le magazine des Sociétaires de la CASDEN, décembre 2015, p.9.
  • [5] Le Regard d’Albert Jacquard, les podcasts de France Culture.
  • [6]    Joëlle Cordesse, Déchiffrer l’invisible des signes d’apprentissage des langues, Pédagogie de l’égalité des intelligences, Partie I, « Notre Méthode d’enquête, la Démarche ». (thèse de doctorat). En ligne